Au Bonheur Des DamesGeneral Books LLC, Aug 10, 2012 - 152 pages Extrait: ... clameur de ce peuple d'ouvriers, accompagnee du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c'etait la trepidation des machines; tout marchait a la vapeur, des sifflements aigus dechiraient l'air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de platre s'envolait et s'abattait sur les toitures environnantes, ainsi qu'une tombee de neige. Les Baudu desesperes regardaient cette poussiere implacable penetrer partout, traverser les boiseries les mieux closes, salir les etoffes de la boutique, se glisser jusque dans leur lit; et l'idee qu'ils la respiraient quand meme, qu'ils finiraient par en mourir, leur empoisonnait l'existence. Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre, l'architecte, craignant de ne pas etre pret, se decida a faire travailler la nuit. De puissantes lampes electriques furent etablies, et le branle ne cessa plus: des equipes se succedaient, les marteaux n'arretaient pas, les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever et semer le platre. Alors, les Baudu, exasperes, durent meme renoncer a fermer les yeux; ils etaient secoues dans leur alcove, les bruits se changeaient en cauchemars, des que la fatigue les engourdissait. Puis, s'ils se levaient pieds nus, pour calmer leur fievre, et s'ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayes devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des tenebres, comme une forge colossale, ou se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, a moitie construits, troues de baies vides, les lampes electriques jetaient de larges rayons bleus, d'une intensite aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil penible du quartier, le chantier agrandi par cette clarte lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d'ombres noires, d'ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la... |